Les auteurs de 2020

Thierry Smolderen

 

Thierry Smolderen est né le 25 novembre 1954 à Bruxelles. Après des études de cinéma d’animation à La Cambre (Bruxelles) et diverses expériences théâtrales (mises en scène et écriture en collaboration avec Pierre Sterckx) et musicales (il est guitariste de jazz) durant les années 70, il commence à se consacrer entièrement à la bande dessinée. Au milieu des années 80, Smolderen entame une carrière de scénariste en parallèle avec son travail de critique et d’essayiste aux Cahiers de la bande dessinée alors dirigés par Thierry Groensteen. Il s’oriente d’abord vers la science-fiction, comme avec la série Karen Springwell, avec Philippe Gauckler, publiée entre 1990 et 1995 aux Humanoïdes Associés. Toujours chez cet éditeur, Smolderen participe à la série d’albums érotiques Fripons, écrits et dessinés en collectif. Il écrit aussi les séries Colère noire (avec Philipppe Marcelé) et Nombre (avec Ab’Aigre). Il travaille avec Mister B. en 1994 sur l’adaptation du héros de jeux-vidéos, Sonic, en bande dessinée. L’album Sonic adventures paraît aux éditions Sirène. Il est aussi publié aux éditions Dargaud (Gipsy avec Enrico Marini) et chez Glénat, où il débute dans le scénario, en aidant Séraphine à continuer la série des Hybrides, puis Colin Wilson à poursuivre Dans l’ombre du soleil. Chez Delcourt, il écrit une série, en 2000, McCay, (dessins de Jean-Philippe Bramanti), inspirée par la vie du dessinateur Winsor McCay. […]
(suite sur le site Bedetheque)

Texte © Dargaud

Ses dernières parutions

Réalisation pour les Rendez-Vous de la Bande Dessinée 2020

Le Stéréo-réalisme

Une boîte à outils pour les ingénieurs du monde

Le but de cette théorie au nom bizarre – le stéréo-réalisme – est d’expliquer le sentiment d’immersion que l’on éprouve à la lecture de certains romans et de certaines bandes dessinées. J’ai toujours été frappé par ce phénomène depuis mon enfance. Certains livres ont le pouvoir de vous transporter dans leur monde. On ne vous apprend pas ce métier-là à l’école, mais c’est bien ça ce que je voulais devenir – un ingénieur de mondes. Il m’a donc fallu me constituer une boîte à outils à adéquate par mes propres moyens – ce qui est l’objet de ma théorie. A la fin des années 80, j’écrivais dans Les Cahiers de la BD, et je commençais à publier mes premiers scénarios de BD. La question de l’immersion romanesque était au centre de mes préoccupations. Par ailleurs, étant un jeune papa, je m’intéressais de plus en plus au développement du cerveau et aux sciences cognitives. Finalement c’est sur cette base que j’ai élaboré la série d’hypothèses qui a donné naissance au concept de stéréo-réalisme. Je vais tenter d’en présenter l’idée de base ci-dessous de la manière la plus claire et la plus succincte possible.

La Théorie

 

D’abord, je suppose que toute immersion dans le mondes parallèle d’une fiction provient d’une forte « impression de réalité » ressentie par le cerveau de la lectrice. En d’autres termes, ce qui l’isole dans sa bulle de lecture, c’est l’émergence d’une « réalité bis » qui exploite des capacités subconscientes du cerveau, généralement destinées à gérer notre rapport au monde réel.
Les deux questions principales qui découlent naturellement de cette hypothèse sont les suivantes : Quelles sont les capacités subconscientes ainsi sollicitées ? Et quelles techniques les scénaristes peuvent-ils utiliser pour intéresser ces « processeurs » subconscients à la représentation mentale d’un récit (et activer ainsi la sensation d’immersion).

1/ Quelles sont les capacités subconscientes ainsi sollicitées ?

Le stéréo-réalisme s’inspire du livre Frames of Mind d’Howard Gardner, dans lequel cet auteur présente sa théorie dite « des intelligences multiples ». Gardner défend l’idée que l’intelligence humaine est de nature modulaire et non pas généraliste, c’est-à-dire que, selon la nature des problèmes à résoudre, nous utilisons des modules spécialisés basés sur différentes ressources du cerveau.
Gardner définit 7 modules d’intelligence qu’il estime fondamentaux :
l’intelligence verbale
l’intelligence visuelle-spatiale
l’intelligence corporelle-mécanique
l’intelligence intra-personnelle
l’intelligence inter-personnelle
l’intelligence logico-mathématique
l’intelligence musicale
Pour utiliser une métaphore informatique, on peut considérer ces intelligences comme des processeurs spécialisés qui ont chacun un mode de traitement de l’information approprié à telle ou telle classe de problèmes. Quand un problème se présente (retrouver sa route à l’aide d’une carte, juger de l’humeur du chef de service au moment où il entre dans la pièce, exécuter un concerto de piano etc.), le processeur ap-

-proprié est « activé » et contribue au traitement live du problème en générant réponses (et des stratégies) subconscientes adéquates.
Pour en revenir à la notion d’immersion, je propose l’idée que « l’impression de réalité » généré par une histoire est proportionnelle à l’investissement des processeurs subconscients dans le travail de reconstitution mentale du récit. Le mot « stéréo-réalisme » évoque l’idée qu’une stimulation concertée de plusieurs de ces processeurs contribue à solidifier la représentation mentale de l’expérience, et à lui donner un surcroît de réalisme.
On peut tout de suite définir deux grandes tendances possibles: les récits spécialisés (qui ne sollicitent qu’un petit nombre de processeurs, mais leurs soumettent des modélisation très pointues), les récits généralistes (qui visent à activer le plus grand nombre possible de processeurs).
On peut dire que les comics de super-héros, par exemple, travaillent presque exclusivement sur le processeur corporel-mécanique (en ayant soin de désactiver par des « masques » toute sollicitation inter-personnelle), tandis qu’à l’autre bout du spectre, Hergé ou Daniel Defoe (auteur de Robinson Crusoë), s’attachent à activer les 7 processeurs en parallèle. »

2/ Comment les scénaristes peuvent-ils intéresser ces « processeurs » subconscients à la représentation mentale d’un récit (et augmenter la sensation d’immersion) ?

Abordons le problème à travers une question légèrement différente:
Dans la vie, quels sont les moments où nous avons pleinement l’impression d’être « ici et maintenant », c’est à dire vivement immergés dans la réalité présente ? Curieusement, la chose est assez rare. Un exemple simple: je fais un voyage banal en voiture, en conversant avec ma passagère. Après une heure de trajet, je m’aperçois que nous sommes arrivés à bon port, et que je n’ai enregistré aucun détail particulier (même la conversation, qui a porté sur des sujets anodins). D’énormes tranches de notre existence sont ainsi vouées à être expérimentées en pilotage automatique, pourrait-on dire – sur ce mode « routinier » et confortable qui ne laisse pratiquement aucune trace dans notre mémoire.
Par contre, imaginons que pendant le trajet un incident se produise, qui nous oblige à freiner en catastrophe ou à nous disputer. Là, il est plus que probable que la mémoire aura enregistré l’épisode dans ses moindres détails. Brusquement, la réalité nous a sauté au visage et s’est solidifiée autour de nous.
D’où cette hypothèse : l’immersion stéréo-réaliste doit être conçue sur le mode de la catastrophe et du dysfonctionnement – elle est le produit de la RUPTURE AVEC LA ROUTINE ! Le meilleur moyen d’intéresser les sept processeurs spécialisés à la narration d’une histoire est de leur soumettre des épisodes rompant avec la routine dans les domai-

-nes concernés. Si vous voulez intéresser le « processeur musical » à la lecture de votre bande dessinée, introduisez un Gaffophone, ou un personnage de chanteuse ca(s)tastrophique dont la voix risque de faire exploser les vitres d’une voiture ; pour intéresser le processeur logico-mathématique soumettez lui un bon meurtre, quelques suspects et une timeline complexe à reconstituer ; sollicitez le processeur visuel-spatial en plongeant votre héros dans une mesa abandonnée, pleine d’obstacles physiques avec un Spectre tirant à balles d’or; si vous voulez intéresser le processeur corporel-mécanique inventez un héros qui a été piqué par une araignée radioactive. Si vous voulez vous adresser aux processeurs Intra-personnel du lecteur (l’intelligence de sa propre subjectivité), racontez-lui l’histoire de deux frères dont l’un est épileptique et l’autre hyper-sensible et intériorisé; si vous voulez activer le processeur verbal utilisez un maximum de mots curieux de jeux de mots ou de mots-valises (George Herriman et Lewis Carroll).
Je ne fais ici qu’illustrer à gros trait, et par des exemples bien connus la stratégie stéréo-réaliste qui consiste à générer des dysfonctionnements, des ruptures de routines aptes à activer l’un ou l’autre processeur spécialisé. En regardant de près, on s’aperçoit qu’Hergé joue en permanence de toutes les dimensions (verbale, logique, musicale, corporelle etc.) que je viens d’évoquer, en provo-

-quant des « catastrophes » à toutes les échelles – du plus minuscule dysfonctionnement (« Allo, boucherie Sanzot ? ») au plus énorme (un passager clandestin dans la fusée lunaire). En réalité, c’est plutôt au niveau de la scène ou de la séquence que la stratégie stéréo-réaliste se révèle la plus utile.
Parce qu’il s’agit avant tout de rendre « solide » la bulle de réalité pendant la lecture, et que cette bulle est à reconstruire de scène en scène, de séquence en séquence.

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